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Le rôle croissant des lignes électriques en courant continu dans la transition énergétique


Publié le 07 Juillet 2023



Avec le développement des énergies solaires et éoliennes et l’électrification de nos usages énergétiques, la manière dont nous consommons, mais aussi celle dont nous transportons et répartissons l’électricité produite vont connaître de profondes transformations. Ainsi, un des leviers pour réussir à faire coïncider production d’énergie renouvelable et consommation d’électricité est de jouer sur le décalage temporel des pics de production et de consommation propres à chaque zone géographique. Un réseau électrique maillé, plus étendu géographiquement, créé cet effet de « foisonnement » qui va permettre de lisser les fluctuations locales de la production et de la consommation d’électricité. Ce faisant, le réseau électrique joue un rôle central pour permettre de réduire la puissance électrique maximale à installer, limiter le recours aux énergies fossiles d’appoint et optimiser l’exploitation du parc de production, avec d’importants gains économiques et environnementaux à la clé. Cette extension géographique passe notamment par le développement des interconnexions, qui connectent entre eux deux réseaux électriques distincts.

Projection d’un supergrid européen – University College of Dublin, 2022

Les interconnexions comme le transport d’électricité sur de longues distances font appel à une technologie en particulier : le courant continu haute tension (CCHT ou plus généralement HVDC pour high voltage direct current). Alors que la plupart des réseaux électriques fonctionnent aujourd’hui avec du courant alternatif, l’accélération de la transition énergétique provoque un regain d’intérêt pour ces lignes HVDC, qui facilitent le partage d’électricité entre pays, voire entre continents, contribuant ainsi à pallier l’intermittence des énergies solaires et éoliennes. Avec le développement de l’éolien offshore et des énergies marines, les lignes en courant continu ont aussi un clair avantage sur le courant alternatif.

Les nouvelles applications de la technologie HVDC

Les premières lignes en HVDC sont nées dans les années 50, en Europe. Mais pour développer le réseau électrique, on leur a traditionnellement préféré le courant alternatif (AC) qui permet de modifier très simplement le niveau de tension ou de couper facilement et immédiatement le courant en cas de besoin. Le courant alternatif est aussi le courant produit par les traditionnelles machines tournantes des centrales électriques.

Mais l’expansion actuelle des lignes à courant continu s’explique aisément. Tout d’abord, l’émergence de super grids (« super-réseaux ») très étendus, grâce aux interconnexions entre pays : sur ces distances, le courant continu limite efficacement les pertes en ligne. Ainsi, le seuil de rentabilité par rapport à l’AC est généralement compris entre 600 et 800 km, voire nettement moins s’il s’agit d’augmenter la capacité de transport d’une ligne existante : selon une étude parue en 2019 dans la revue scientifique PNAS, convertir une ligne HVAC en HVDC peut être rentable dès 350 km de distance quand il s’agit d’augmenter d’au moins 50% sa capacité. L’étude ajoute que cette conversion pourrait devenir encore plus attractive avec les progrès des semi-conducteurs de puissance – des composants essentiels au transport d’électricité en HVDC.

Le courant continu peut aussi servir d’intermédiaire entre deux systèmes AC dits « asynchrones », notamment pour les interconnexions entre deux pays. Cette connexion en HVDC va alors agir entre ces deux systèmes comme un véritable « pare-feu » contre la propagation de pannes en cascade d’un réseau à un autre.

Par ailleurs, de plus en plus de lignes électriques sont enterrées, or pour le courant alternatif, les pertes électriques sont bien plus élevées quand les conducteurs sont proches du sol. Cela est encore plus vrai concernant les câbles sous-marins, pour lesquels le seuil de rentabilité des lignes HVDC serait compris entre 24 et 50 km.

Le HVDC offre d’autres avantages pour la transition énergétique. Par rapport aux lignes en courant alternatif, il permet une plus grande souplesse de contrôle. Les systèmes de transport HVDC peuvent être utilisés comme dorsale pour établir des liaisons de transport robustes et entièrement contrôlables, renforçant ainsi la fiabilité et la disponibilité du réseau de transport d’électricité. Ils ont aussi un rôle important à jouer pour intégrer les parcs éoliens et solaires de grande dimension au réseau de transport.

Pour les parcs éoliens terrestres, confrontés à des contestations croissantes, la technologie HVDC présente un dernier avantage : en fournissant bien plus d’énergie par ligne qu’une ligne haute tension classique, elle peut minimiser l’infrastructure aérienne nécessaire et réduire l’utilisation des terres jusqu’à 50 % par rapport à l’alternatif, améliorant ainsi l’acceptabilité des projets et facilitant les procédures d’autorisation.

Un boom des projets d’interconnexions en Europe

Ainsi, plus de 400 interconnexions en HVDC, reliant près de 600 millions d’Européens, sont déjà actives en Europe, dont une cinquantaine pour la France. Elles permettent de sécuriser l’approvisionnement en énergie à l’échelle du continent en instaurant une solidarité entre pays.

RTE – échanges commerciaux aux frontières, 7 juillet 2023

Et leur croissance devrait se poursuivre : l’Union européenne a ainsi fixé pour objectif à chaque État membre d’être en capacité d’ici 2030 d’exporter au moins 15 % de l’électricité produite dans le pays vers les pays voisins. Et plus le marché européen de l’électricité sera étendu géographiquement, plus les gestionnaires de réseau pourront jouer sur les décalages horaires entre pays pour répondre aux différents pics de consommation.

Il s’agit en outre de pouvoir partager les excédents de production d’énergie renouvelable issus de pays où la ressource est abondante, y compris hors Europe continentale. Ainsi, une interconnexion HVDC bidirectionnelle de 1208 km et d’une puissance de 2 gigawatts (GW) devrait relier la Grèce à Israël en passant par Chypre d’ici à 2027.

Le projet Celtic Interconnector, porté par RTE et son homologue irlandais EirGrid, vise quant à lui à créer une liaison électrique à courant continu de 575 km (dont environ 500 km en mer), permettant un échange direct d’électricité entre la France et l’Irlande. D’une capacité de 700 MW, ce projet reliera la côte nord de la Bretagne et la côte sud de l’Irlande, mettant fin à l’isolement électrique de l’Irlande vis-à-vis de l’Europe continentale.

Inaugurée en mai 2021, la ligne HVDC NordLink relie l’Allemagne à la Norvège par un câble sous-marin de 634 km fabriqué par Nexans, afin de faire transiter les excédents de production éolienne allemande vers la Norvège, qui pourra en retour alimenter l’Allemagne en électricité hydraulique.

On peut enfin citer le projet danois Bornholm, qui vise à valoriser le potentiel éolien de la mer du nord et de la mer Baltique en créant deux « îles énergétiques ». Celles-ci collecteront l’électricité produite par plusieurs parcs éoliens offshore construits à proximité avant de la répartir entre l’île de Bornholm elle-même, le Danemark et l’Allemagne via des câbles sous-marins HVDC. Les îles énergétiques serviront aussi d’interconnecteurs entre les marchés de l’électricité des différents pays. La mise en service est prévue en 2030.

De son côté, le Royaume-Uni rêve d’une ligne HDVC sous-marine avec l’Islande pour pouvoir bénéficier de ses abondantes ressources géothermiques, mais le projet a été freiné par le Brexit.

Une tendance globale

Aux États-Unis, la liaison HVDC Pacific DC Intertie, bidirectionnelle et d’une capacité portée en 2017 à 3,8 GW, relie sur 1360 km le Nord-Ouest Pacifique, gros producteur d’hydroélectricité, à Los Angeles. Elle permet de tirer avantage de la différence de profils de consommation entre les deux régions : en hiver, la consommation est beaucoup plus élevée au nord pour répondre aux besoins en chauffage, tandis qu’en été, ce sont les besoins en climatisation du sud qui tirent la consommation.

D’ici 2025, une nouvelle ligne d’1,25 GW devrait par ailleurs relier le Québec, qui dispose d’une forte production hydroélectrique et éolienne, à l’État de New York.

Le réseau national américain devrait voir se développer largement ces lignes HVDC bidirectionnelles avec l’essor des énergies renouvelables et le déclin du charbon. Pour accélérer le rythme des projets, certains trouvent de nouvelles stratégies. L’entreprise SOO Green HVDC Link construit actuellement un connecteur HVDC entre une station de conversion située dans le nord de l’Iowa et une deuxième station située à Chicago. Les câbles sont enterrés le long des voies ferrées et des autoroutes existantes, ce qui permet de s’affranchir d’autorisations extrêmement longues à obtenir, les terrains étant déjà couverts par la législation sur les « droits de passage« . La technologie HVDC pourrait aussi utilement servir à connecter les cinq systèmes de transports indépendants d’Amérique du Nord, à l’instar de ce qui se fait en Europe.

La Chine, au territoire très étendu, n’est bien sûr pas en reste. Une ligne de courant continu Ultra haute tension (UHVDC) de 1100 kV et d’une capacité de 12 GW achemine depuis le 31 décembre 2018 de l’électricité sur 3 293 km depuis des parcs éoliens et solaires du nord-ouest de la Chine vers des villes de la côte est, pour alimenter 12 millions de personnes. Cette « ultra-haute tension » permet de limiter efficacement les pertes en ligne sur d’aussi longues distances. Le projet mené par Siemens, ABB et le chinois TBEA a constitué un défi technique et logistique. La conception des transformateurs qui ajustent le niveau de tension et de courant dans les stations de conversion a par exemple dû être totalement revue pour correspondre au nouveau niveau de tension. Mais l’enjeu est essentiel pour décarboner le mix énergétique de la Chine : ses imposantes centrales hydroélectriques sont souvent très éloignées des grands centres urbains situés sur les côtes et alimentés principalement par des centrales à charbon.

L’essor de projets d’interconnexions intercontinentales

À l’initiative du Japon, suite à la catastrophe de Fukushima, l’idée d’un projet de super grid asiatique est né pour relier notamment la Chine, la Russie, la Corée du Sud, la Mongolie et Singapour. Le Japon dispose déjà d’une solide expérience en la matière, avec de multiples connecteurs HVDC entre ses différentes îles et à l’intérieur de celles-ci.

L’Inde a quant à elle proposé en 2018 le projet « One Sun, One World One Grid » (OSOWOG) en 2018, afin de connecter les différents continents entre eux pour acheminer de grandes quantités de production solaire photovoltaïque, avec l’idée que le soleil brille toujours en un point du globe, à un moment donné, et que cette énergie pourrait être partagée. Le consortium chargé de développer la vision à long terme, le plan de mise en œuvre et le cadre institutionnel de l’alliance solaire internationale est piloté par EDF, avec la contribution de la société de conseil française AETS et de l’indien Energy and Resources Institute (Teri). Les travaux ont commencé en 2022.

Autre projet intercontinental : le Royaume-Uni entend importer de l’énergie depuis le Maroc. En 2030 devrait s’achever la construction d’un site de 1 500 km2 abritant 7 GW de solaire photovoltaïque, 3,5 GW d’éolien et 20 GWh de stockage par batterie. Le projet mené par X-Links vise à alimenter sept millions de foyers britanniques, soit environ 8 % de la demande totale d’électricité au Royaume-Uni. La ligne HVDC mesurera 3 800 km, et elle sera constituée de quatre câbles pour renforcer la sécurité d’approvisionnement. Les câbles longeront le littoral pour éviter les risques et les coûts liés aux eaux profondes.

Mais difficile de fournir les 15 200 km de câbles sous-marins nécessaires alors que la capacité de production mondiale actuelle est déjà saturée ! Pour assurer la viabilité du projet, une nouvelle société, XLCC, a dû être spécialement créée et dotée de sa propre usine de fabrication de câbles HVDC en eaux profondes, située à Hunterston, en Écosse. Ce seul projet pourrait doubler la production mondiale actuelle de fabrication de câbles HVDC. XLCC a également achevé la procédure d’appel d’offres pour ce qui sera le plus grand navire de pose de câbles au monde, capable de transporter 26 000 tonnes de câbles.

Isolé du fait du Brexit, le Royaume-Uni cherche à devenir un hub régional du commerce de l’énergie renouvelable via ses différents projets d’interconnexion intercontinentales.

Tensions sur la production mondiale de câbles

Les projets se multiplient à une telle vitesse que l’offre mondiale de câbles HVDC risque de peiner à satisfaire la demande. Les câbles sous-marins sont particulièrement concernés avec le développement rapide de l’éolien offshore et des interconnexions sous-marines. Ceux-ci remplissent 90% du carnet de commande haute tension du câblier français Nexans, qui a remporté plusieurs projets d’envergure ces dernières années, comme une interconnexion entre la Sardaigne et la Sicile de 500 km ou un projet du TSO néerlandais Tennet pour connecter à la terre 40 GW d’éolien offshore d’ici à 2030.

La hausse de la demande en câbles HVDC est globale. Plusieurs études récentes tablent sur une croissance annuelle moyenne du marché mondial du transport d’électricité HVDC comprise entre 8 et 9% jusqu’en 2030 (Fortune Business Insights, Mai 2023 ; Mordor Intelligence, 2022 ; Market Reserch Future, nov. 2022), notamment du fait de l’essor des énergies renouvelables.

Bien qu’il nécessite des stations de conversion, en raison de ses nombreux avantages, le HVDC est déjà plus rentable que l’alternatif pour les longues distances, les câbles sous-marins et souterrains ou les interconnexions. Avec les progrès récents de cette technologie, les coûts des infrastructures associées devraient par ailleurs encore diminuer, mais sans investissements dans de nouvelles usines de fabrication, il sera difficile de tenir le rythme de développement de ces nouvelles lignes, essentielles à la transition énergétique.

 

 

sources :

BSI Economics : https://www.bsi-economics.org/1293-les-projets-europeens-d%EF%BF%BDinterconnexions-electriques-note

RTE : https://www.rte-france.com/acteur-majeur-europe-electricite/les-interconnexions-service-europe-electricite-solidaire 

Université Grenoble Alpes, MOOC « Smart grids »

NB Energy, Why HVDC grid technology is key to Europe’s low-carbon energy ambitions

Cencepower, The Benefits of HVDC Transmission Systems (High-Voltage Direct Current) : https://www.cencepower.com/blog-posts/hvdc-transmission-systems

PNAS, Converting existing transmission corridors to HVDC is an overlooked option for increasing transmission capacity – https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.1905656116#core-r15  

EU Electricity interconnection targets : https://energy.ec.europa.eu/topics/infrastructure/electricity-interconnection-targets_en

Nordlink : https://www.usinenouvelle.com/article/l-image-du-jour-nordlink-l-immense-cable-qui-aidera-l-allemagne-a-decarboner-son-energie.N1097944

Projet Bornholm (Danemark) : https://www.energiobornholm.dk/en   

Asian super Grid: https://www.renewable-ei.org/en/asg/about/

Pacific Intertie: https://www.hitachienergy.com/fr/fr/about-us/customer-success-stories/pacific-intertie

Prabha Kundur, Powertech Labs Inc. (October 3, 2003). « Power System Security in the New Industry Environment: Challenges and Solutions ». IEEE.

Canada : https://www.rechargenews.com/wind/us-canada-shared-offshore-wind-backbone-could-save-almost-800m/2-1-1446224

SOO Green, ligne HVDC Chicago-Iowa: https://soogreen.com/

Inde – ISOWOG : 

Projet UK-Maroc :

Brexit et développement des interconnexions : https://www.lemondedelenergie.com/brexit-energie-ru-carbone/2021/07/05/ 

Chine, UHVDC: https://www.hitachienergy.com/news/features/2020/07/the-world-s-most-powerful-transmis-sion-system-facilitated-by-hi#:~:text=The%203%2C293%20kilometers%20Changji%2DGuquan,voltage%20and%20power%20capacity%20ever

New York : https://chpexpress.com/

Croissance annuelle marché transport HVDC :