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Quels défis pour la résilience de notre système électrique ?


Publié le 13 Mars 2023



Si la France dispose de l’un des réseaux électriques les plus robustes au monde, la crise énergétique qu’a récemment traversé l’Europe a suscité une prise de conscience collective des menaces qui pèsent sur la résilience de nos systèmes énergétiques. Mais les récentes tensions sur les marchés de l’énergie, la sécheresse inédite qui a impacté la production nucléaire et hydraulique, ou encore les craintes de cyber-attaques ne font que s’ajouter à d’autres défis que doivent relever les gestionnaires de réseau dans le cadre de la transition énergétique, à commencer par l’intégration massive au réseau d’énergies renouvelables intermittentes et des nouveaux usages de l’électricité, tels les véhicules électriques et les pompes à chaleur. Vendredi 3 mars, Think Smartgrids a organisé un webinaire pour questionner la résilience actuelle et future de nos systèmes électriques.

Professeur à l’Université Grenoble Alpes et directeur du G2ELab, Nouredine Hadjsaid commence par décrire l’architecture particulièrement complexe du système électrique. Connecté à d’autres infrastructures (de communication, de mobilité et d’autres énergies primaires), ce système de très grande dimension possède également de multiples interconnexions transfrontalières avec d’autres réseaux de transport d’électricité, ainsi qu’une architecture multiniveaux comprenant notamment différents niveaux de tension. Toutes ces infrastructures sont interdépendantes, avec des répercussions sur les autres composantes du système lors d’une défaillance à un endroit du réseau.

Or un système électrique est doté d’un caractère fondamentalement dynamique qui le soumet en permanence à différentes perturbations. La délicate mission des gestionnaires de réseaux est donc de faire en sorte qu’aucune de ces perturbations n’altère l’intégrité du système. La résilience peut ainsi se définir comme la capacité d’un système à rapidement s’adapter pour retrouver un état d’équilibre lors d’une perturbation importante.

Pour le système électrique, cette résilience est un sujet de préoccupation majeur, d’une part car les conséquences économiques d’une défaillance sont extrêmement importantes, et d’autre part car sur le plan sociétal, les perturbations et coupures sont de moins en moins acceptées. On estime ainsi que l’impact économique d’un blackout, panne généralisée du système, dépasse souvent 1% du PIB.

Dans nos économies modernes, l’infrastructure électrique garantit d’ailleurs le fonctionnement d’un nombre croissant de nos activités. L’objectif de neutralité carbone en 2050, qui impose une sortie des énergies fossiles, suppose en outre une forte progression de l’électrification des usages : en France, la part de l’électricité dans la consommation finale d’énergie devrait passer de 30% à 55% voire 60%. La résilience du système électrique deviendra donc d’autant plus cruciale pour le bon fonctionnement de notre économie. Or cette résilience est soumise à un nombre croissant de défis et nécessite, selon Nouredine Hadjsaid, le développement d’une vision systémique et protéiforme.

Le gestionnaire de réseau de transport, acteur clé de la résilience du système électrique

Les gestionnaires de réseaux n’ont bien sûr pas attendu l’invasion de l’Ukraine pour se pencher sur la résilience de nos systèmes électriques. Michel Béna, directeur adjoint de la R&D de RTE, explique que garantir la sécurité d’alimentation a toujours été au cœur de la mission du gestionnaire de réseau de transport, seule entité à disposer en temps réel de l’ensemble des informations nécessaires pour assurer la résilience du système électrique. Mais dans une construction purement anthropique et mécanique, qui repose entièrement sur des calculs humains, la résilience ne peut être que la résultante de ce qui a été anticipé – correctement ou non – et des mesures qui ont été prises en conséquence.

Un cadre technique a ainsi été mis en place par RTE pour assurer un niveau de sécurité d’alimentation donné, mais de multiples arbitrages doivent ensuite déterminer quel niveau de coût paraît acceptable pour se prémunir d’un risque, en fonction de sa probabilité et de ses répercussions potentielles sur le système. La politique de sûreté d’exploitation de RTE consiste ainsi à quantifier les différents risques et à définir pour chacun un niveau d’acceptabilité en fonction de ses impacts et de sa fréquence, mais aussi en fonction du coût des mesures préventives selon le degré de protection recherché. Ainsi, chercher à garantir un risque proche de zéro pour prévenir des incidents très peu fréquents ou à faible impact serait très couteux pour la collectivité.

RTE se dote par ailleurs d’outils toujours plus fins pour effectuer des prévisions court-terme de consommation et de production, du jour pour le lendemain, à l’échelle française comme européenne, et prévoit des marges de production afin de disposer de parades en cas d’imprévus.

La planification doit aussi être pensée sur différentes échelles de temps : si le court terme permet de faire face à des problèmes conjoncturels d’approvisionnement ou à un hiver rigoureux, Michel Béna rappelle que la planification du système électrique pour 2050, tant côté production que pour le réseau, se décide dès maintenant. RTE a d’ailleurs la responsabilité de publier un schéma décennal de développement du réseau qui permet entre autres d’identifier et de préparer les principaux chantiers pour l’évolution du réseau au cours des dix à quinze prochaines années.

Parmi les nombreux risques qui doivent aujourd’hui être pris en compte par RTE dans cette planification, comme les risques climatiques et cyber, Michel Béna note enfin l’apparition de problématiques nouvelles, et notamment la disponibilité de certains matériaux. On constate ainsi déjà des tensions sur le cuivre ou l’approvisionnement en câbles, pourtant essentiels à la transition énergétique.

La résilience du système électrique à l’épreuve de la transition énergétique

Du côté des réseaux électriques de distribution, l’une des principales problématiques de résilience se situe au niveau de la montée en puissance de la production renouvelable intermittente, qui est en outre décentralisée, et donc raccordée sur l’ensemble du réseau de distribution. Nicolas Perrin, directeur du pôle RSE d’Enedis, explique que l’essor des EnR et l’électrification des usages forcent Enedis à formuler de nouvelles hypothèses et trajectoires, avec une complexité croissante dans la gestion du réseau. En parallèle, les exigences des parties prenantes en termes de qualité de fourniture ont beaucoup augmenté.

Pour tenter de répondre à ces différentes exigences, Enedis a fortement digitalisé son réseau et ses opérations afin d’améliorer l’efficience et le pilotage de l’ensemble du système. L’usage de la data et des compteurs Linky doit aussi permettre d’accroître la maîtrise de la consommation d’énergie. Améliorer le pilotage du système et de la consommation est d’autant plus important que la production EnR devrait encore croître fortement dans les années à venir, passant de 37 GW connectés aujourd’hui à 70 GW en 2028, et que 17 millions de véhicules électriques sont attendus d’ici 2035 en France, soit l’équivalent de 8% de la production électrique française.

Modéliser les impacts du changement climatique sur le système électrique

Philippe Drobinski, directeur du Laboratoire de Métrologie Dynamique (LMD) de l’École Polytechnique et chercheur au CNRS, évoque un autre risque majeur : celui du changement climatique, qui va modifier les aléas météorologiques et impacter la résilience du réseau avec des conditions météo plus extrêmes. Différentes infrastructures sont ainsi impactées par les extrêmes croissants de températures, les précipitations neigeuses et les crues, les vents violents ou encore les feux de forêts. Le LMD travaille en permanence avec RTE et Enedis pour étudier ces différents impacts qui ont des effets majeurs sur le réseau. Pour exemple, l’augmentation de l’évapotranspiration et de la sécheresse détériore la qualité des sols et exerce une pression sur les propriétés mécaniques des infrastructures. La chaleur peut par ailleurs entraîner, entre autres, un vieillissement accéléré des équipements, voire des phénomènes de ruptures.

Différents risques ont été modélisés et étudiés par le LMD : les risques de crue, le phénomène de « neige collante » ou encore le changement de régime des vents. Si pour certains de ces risques, il est encore difficile de dégager des tendances claires, un scénario à +3°C semble par exemple impliquer une tendance à la baisse de la force du vent et une légère rotation anti-horaire de la direction du vent qui auraient un impact significatif sur la production éolienne.

Pour l’ensemble du système énergétique français, à des degrés divers selon l’augmentation de la température (+1,5°C, +2°C ou +3°C), la production de toutes les filières (solaire, éolien, hydraulique et centrales thermoélectrique) risque d’être négativement impactée. Si l’efficacité de la production solaire et éolienne risque de légèrement baisser (-2 à 3% sur des scénarios à +3°C), l’impact est beaucoup plus criant sur l’hydraulique et sur les centrales thermoélectriques, dont la baisse de productivité pourrait excéder 10% !

Sur la consommation, on s’attend à une évolution due à la thermo-sensibilité de la demande. La consommation des logements, en hiver, pourrait diminuer, mais cette baisse pourrait être plus que compensée par une forte hausse de la consommation en été dans certaines régions, avec le développement de l’air conditionné.

Enfin, Philippe Drobinski note que les investissements réalisés maintenant pourraient ne plus être pertinents dans 20 ou 30 ans. Des prévisions holistiques intégrant l’ensemble des perturbations sont nécessaires, mais un important effort de simplification des modèles doit être opéré en parallèle pour comprendre les dynamiques des différentes perturbations et prévoir leur propagation sur l’ensemble du système électrique.

Les différentes facettes de la résilience du point de vue du distributeur

Une grille d’analyse pertinente intégrant toutes les vulnérabilités du système est donc délicate à établir : Enedis a adapté un outil qui servait à l’origine aux financiers pour analyser la fiabilité d’un investissement. Nicolas Perrin précise que les risques liés au réchauffement climatique sont loin de se limiter aux crises « aiguës » comme les tempêtes et les canicules : il induit aussi des risques chroniques comme la dilatation des métaux sur les infrastructures et l’abaissement des hauteurs de lignes aériennes. Enedis prévoit ainsi d’accélérer l’enfouissement des lignes aériennes et de renforcer ses efforts sur l’identification et la détection des risques climatiques. Des programmes d’innovation technologique basés notamment sur l’IA et les données sont aussi menés pour réaliser des prévisions plus fines.

Nicolas Perrin ajoute que la résilience a aussi une composante humaine : les interventions des équipes d’Enedis sur le réseau en période de canicule vont se multiplier, et protéger les personnes mobilisées devient une priorité.

Enfin, la politique de prévision des risques d’Enedis ne se limite pas au fonctionnement opérationnel du réseau : les risques politiques et réglementaires, technologiques, réputationnels ou encore liés aux marchés de l’électricité sont aussi analysés.

Les enjeux cyber de la résilience

Avec la digitalisation massive du réseau, le système électrique doit aussi se protéger contre les cybermenaces, alors que le nombre d’attaques a connu une croissance exponentielle ces dernières années. Reda Yaich, directeur Cybersécurité et Réseaux à l’IRT SystemX, évoque l’accélération de la digitalisation du réseau et de l’autonomisation des interventions, afin de réduire certains coûts et d’adresser de nouveaux besoins comme un pilotage plus fin des équipements, la maintenance prédictive ou les opérations à distance. L’espace de vulnérabilité s’accroît donc, comme la complexité du système dont il faut garantir la sécurité. On constate par ailleurs une professionnalisation et une sophistication des attaques.

Pour prévenir les risques cyber, les enjeux en termes de compétences, de sensibilisation et de prévention sont bien sûr au cœur des politiques à déployer. Réinterroger la pertinence de l’automatisation de certaines fonctions permet aussi de réduire la surface d’attaque. Enfin, un meilleur suivi de la réglementation et la fiabilisation des outils d’intelligence artificielle, via la mise en place de certifications et de critères de robustesse, permettrait de renforcer la cyber résilience des réseaux. La France a eu un rôle précurseur pour imposer des normes cyber aux infrastructures d’importance vitales. La réglementation européenne évolue par ailleurs pour imposer un cadre réglementaire plus exigent et uniforme, qui concernera non seulement les opérateurs de réseaux, mais aussi tous les acteurs de la sous-traitance.

La résilience du réseau électrique repose ainsi sur la prévention de risques multiples. Avec la complexité croissante du réseau, elle nécessite d’autant plus une vision holistique et une action coordonnée de tous les acteurs de la filière. Les enjeux sont de taille, alors qu’il faut décarboner au plus vite nos systèmes énergétiques.

Voir l’enregistrement du webinaire : https://www.youtube.com/watch?v=7hdurBwihXw